Mais pourquoi Tintin, le héros voyageur le plus connu du monde de la BD, n’a-t-il jamais mis les pieds en Grèce ? Je me suis toujours posé cette question, lui qui avait voyagé partout dans le monde (mais aussi sur la Lune (!) et même dans des pays imaginaires)…
Quand on met côte à côte les termes “Grèce” et “Bande dessinée” on pense spontanément à Astérix aux Jeux Olympiques, 50 nuances de Grecs ou éventuellement Alix dans L’enfant grec ou Le dernier spartiate. S’il existe encore quelques dizaines d’albums publiés en français faisant référence ou se déroulant dans la Grèce Antique, souvent (toujours?) empreints d’un romantisme parfois (toujours?) désuet – je pense notamment à la collection La Sagesse des mythes (Glénat) dirigée par Luc Ferry ou à la série Socrate le demi-chien (Dargaud) du grand Joan Sfar – (très) rares sont ceux qui s’intéressent à l’Histoire de la Grèce depuis l’Antiquité et encore moins à la Grèce contemporaine (à l’exception peut-être du dessin de presse et des caricaturistes pendant la “crise grecque” ou au sujet des migrants). Quant aux auteurs/dessinateurs grecs publiés en français (versions originales ou traduites) on pourrait les compter sur les doigts d’une seule main ! La BD grecque est le parent pauvre de la littérature grecque en France, qui souffre déjà cruellement d’un manque de traduction. Mais la BD grecque manque malheureusement aussi de reconnaissance en Grèce, où elle est en général cantonnée à sa dimension jeunesse et donc pas vraiment prise au sérieux autant par le public et que par les acteurs du livre (éditeurs, critiques, libraires, festivals…), au contraire de la France ou de la Belgique où elle jouit d’une reconnaissance populaire et institutionnelle nettement plus prestigieuse. Le 9ème art n’a pas la même histoire en Grèce, où il n’y a d’ailleurs pas de terme spécifique pour désigner ce medium (on parle effectivement de “comics”, éventuellement de “graphic novels” ou tout simplement de “journaux illustrés”), mais ces dernières décennies ont vu l’émergence d’artistes talentueux, d’événements dédiés à ce mode d’expression et d’une filière balbutiante.
-A ton avis qu’est-ce qui manque à la BD grecque ?
-La confiance dans ce medium et ses possibilités
C’est à ces albums moins connus, moins diffusés, mais d’une grande richesse que nous souhaitons consacrer cette première lettre d’information de ce nouvel épisode de confinement. Peut-être que nous vous donnerons envie de vous précipiter sur votre clavier pour commander un – ou plusieurs – albums ?
Des artistes témoins de leur époque
Si la Grèce connaît une importante tradition dans la caricature et le dessin de presse, très rares sont les artistes traduits en français à ce jour. Arkas – qui ne souhaite pas révéler sa véritable identité – est indéniablement un monument du genre et un de ses seuls ambassadeurs en dehors du monde hellénophone (ses quelques albums parus en français chez Glénat sont malheureusement loin d’être représentatifs de l’étendue et de la diversité de son oeuvre !). A travers ses dessins et son humour cinglant, il a su proposer une analyse psychologique et sociale de la société grecque d’aujourd’hui.
– Alors, Clémentine, comment se déroule la campagne électorale ?
– Toujours pareil !… Ils font tous des promesses… Un tas de belles promesses… Comme les fraises en barquette !
– Quel rapport avec les fraises ?
– Croire aux promesses électorales, c’est comme croire qu’il y a de grosses fraises au fond de la barquette !
Arkas, Un rat dans ma soupe
Parler de Arkas, c’est aussi l’occasion de mentionner Babel, un magazine dédié à la bande dessinée grecque et internationale édité à partir de 1981, dans lequel il a fait ses débuts. Ce magazine a permis à la fois d’élargir l’horizon de la bande dessinée en tant que genre auprès du public grec au delà de la tradition “franco-belge”, des albums pour enfants et du comic américain, mais également de faire émerger de jeunes artistes grecs en dehors des cercles d’initiés. Entre 2000 et 2009, le magazine 9 – référence au 9ème art – distribué avec le journal Eleftherotypia, fait rentrer la BD dans de nombreux foyers grecs.
Mais la “crise grecque” aura raison de ces deux initiatives sans que personne n’ait véritablement pris le relais depuis. Côté traductions notons par ailleurs l’album de Meliss, Nom de Zeus (Dicoland), paru en 2015, qui fait converger le sujet de la “crise” avec un univers antique, ou encore Le Croque-mort par Zafiriadis, Palavos et Pétrou (Steinkis) qui dépeint le quotidien dans toute sa banalité pour parler de la vie. Enfin, certains artistes grecs décident de publier directement en français comme c’est le cas pour Dimitris Mastoros et son premier album Exarcheia. L’orange amère (Futuropolis), dans lequel il dresse le portrait d’une ville en mutation, d’une génération qui se cherche. Nous en reparlons plus en détails en fin d’infolettre (pour y accéder directement cliquez ici).
La BD pour raconter des tranches de vie, l’exil
Commençons par Gilets de sauvetage de Allain Glykos et Antonin, paru aux éditions Cambourakis. Cet album aurait pu/dû se trouver dans le paragraphe précédent tant il incarne ce rôle de témoin de notre époque en abordant le sujet ô combien actuel de l’immigration et de frontière. Mais nous n’avons pas réussi à le séparer de Manolis, le précédent album de Glykos qui lui, retrace une autre histoire de migration, celle du père de l’auteur, 200 ans plus tôt, au même endroit. Ces deux albums se font échos et se répondent comme pour nous rappeler que l’histoire se répète parfois (souvent) avec beaucoup de cynisme.
Plusieurs artistes ont choisi la BD pour raconter des histoires d’exil, souvent dures et dont les plaies sont parfois toujours béantes, là où s’entremêlent la petite histoire avec la grande. Peut-être pour donner corps à ces destins tragiques, au-delà des chiffres et des descriptions parfois austères (mais nécessaires) de l’Histoire ; des albums où chaque planche, chaque vignette devient comme une photo qui n’a jamais été prise, un souvenir, un talisman. On pense par exemple à Aïvali (Steinkis) de l’artiste grec Soloup (caricaturiste reconnu et également auteur de la seule étude complète sur l’histoire de la BD grecque – en grec) ; Soloup raconte son enquête sur l’histoire de ses ancêtres au lendemain du traité de Lausanne.
À travers son histoire, c’est celle de toute la communauté des Égyptiotes que l’on découvre
Emilie Saïtas, L’arbre de mon père<
Nous voulions également évoquer la série L’arbre de mon père de Emilie Saïtas (Cambourakis) qui retrace l’histoire de Kostas, le père de l’auteure/dessinatrice, issu d’une famille grecque d’Alexandrie.