« N’est-ce pas assez menti ? », nous dit le conteur au début, avant d’accumuler les diverses inversions de l’ordre du monde, considérées comme autant de mensonges.
Il nous est arrivé brutalement, une drôle de chose inimaginable, même dans nos rêves les plus fous : l’injonction du confinement, l’injonction de rester chez nous. Fini les longs transports pour le travail, le stress du quotidien, le manque de temps. Enfin on allait pouvoir s’occuper de la maison, de la famille, se consacrer à ses activités préférées, créer même. Tout ce à quoi les vacances ne suffisent jamais. Sans parler de cet espoir unique de réinventer un monde nouveau après le confinement.
Même si la réalité de cette liberté sous contrainte de l’épidémie apporte de nombreux bémols, sans oublier tous ceux qui continuent à se rendre au travail, quelle sensation inouïe nous a traversés, l’espace d’un instant ! Tout d’un coup, le monde à l’envers ! À l’envers des contraintes, de l’établi, à l’envers du temps. Or, les contes populaires nous apprennent que c’est un vieux rêve de l’humanité d’imaginer inverser le monde pour s’évader de son quotidien rude et oppressant.
C’est par exemple ce que nous raconte ce fabliau en haut-allemand du XIVe siècle intitulé Sô ist diz von lügenen (Ainsi vont les mensonges) et qui a donné lieu à de nombreuses représentations imaginaires dans toute l’Europe. Les frères Grimm l’ont repris, dans leur recueil, sous le titre : « Schlaraffenland, » soit « Le conte du pays de Cocagne ». Je vous le laisse lire avant d’en reprendre les points essentiels qui vont nous conduire aux Concours de mensonges en Grèce.
Le conte du pays de Cocagne
Au temps du pays de Cocagne, j’ai vu, en me promenant, Rome et la cathédrale de Latran suspendus à un petit fil de soie, et un homme sans pieds qui battait à la course un cheval rapide, et une épée fort acérée qui tranchait un pont. J’ai vu alors un jeune âne au nez d’argent qui pourchassait deux lièvres rapides, et un tilleul très large sur lequel poussaient des galettes brûlantes. J’ai vu ensuite une vieille bique décharnée portant sur son dos au moins cent foudres de saindoux et soixante foudres de sel. N’est-ce pas assez menti ? J’ai vu ensuite une charrue labourer sans cheval ni bœufs, et un enfant d’un an lancer quatre meules depuis Ratisbonne jusqu’à Trêves, puis de Trêves jusqu’à Strasbourg ; un autour traversait le Rhin à la nage, et tout le monde trouvait ça normal. J’ai alors entendu les poissons faire tant de bruit en se chamaillant que cela résonnait jusque dans le Ciel, et du miel sucré coulait comme de l’eau depuis une profonde vallée jusque sur une haute montagne ; c’étaient d’étranges histoires. Il y avait là deux corneilles qui tondaient une prairie, et j’ai vu deux mouches qui construisaient un pont, deux colombes qui déchiquetaient un loup, deux enfants qui mettaient bas deux chevreaux, et deux grenouilles qui se servaient l’une de l’autre pour battre du grain. J’ai vu ensuite deux souris sacrer un évêque, et deux chats qui lacéraient de leurs griffes la langue d’un ours. Un escargot arriva soudain au galop et tua deux lions sauvages. Un barbier se trouvait là, rasant la barbe d’une femme, et deux nourrissons ordonnèrent à leur mère de se taire. J’ai vu ensuite deux lévriers portant un moulin qu’ils sortaient de l’eau, et un vieux canasson, qui se tenait près d’eux, dit qu’ils faisaient bien. Dans la cour, il y avait quatre chevaux qui battaient du blé de toutes leurs forces et deux chèvres qui faisaient chauffer le four, tandis qu’une vache rouge enfournait le pain. Un coq cria alors : « Cocorico, cocorico, le conte est fini !»
« N’est-ce pas assez menti ? », nous dit le conteur au début, avant d’accumuler les diverses inversions de l’ordre du monde, considérées comme autant de mensonges. Nous aurons remarqué, dans cette fable animalière que le pouvoir ecclésial et le pouvoir parental sont mis en doute, que les animaux lents deviennent rapides, que les faibles deviennent forts, que d’autres reprennent à leur compte et profit les tâches d’ordinaire imposées par leurs maîtres, le tout sur fond d’exagération de toutes choses, y compris l’abondance fallacieuse de nourriture offerte à chaque instant, qui contraste avec la sévérité des disettes trop fréquentes.
Ces matériaux mythiques de mondes inversés, mensongers, se retrouvent, en Grèce, sous la forme de Concours de mensonges. En témoignent certains contes populaires qui rappellent une source manuscrite byzantine du Mont Athos. Il s’agit d’un poème du XIIe siècle (codex 301 du monastère de Saint Dionysios), où il est question d’un concours de mensonges. Il est intéressant de noter que le récit byzantin contient déjà tous les motifs de mensonges présents dans les contes grecs.
Ces correspondances nous montrent combien les menteries jouissaient d’une grande popularité grâce au plaisir imaginaire que leur défi procurait. Les concours de mensonges avaient pour but de consacrer le meilleur menteur. Le gagnant avait comme récompense soit une cargaison de blé ou de farine, soit de l’argent, soit la main de la princesse. Reste à déterminer comment se gagne un pari de mensonge.
Je vous transmets ici un lien pour écouter ces contes et pour découvrir ensemble de quelle manière le mensonge ouvre à la fiction collective pour aboutir au moment de bascule qui va consacrer le gagnant.
Anna Angelopoulos